"Mais je pense que les mutations sont telles que l'avenir immédiat n'appartient pas aux grandes institutions mais aux initiatives individuelles mêmes minuscules mais toujours proche des individus. Il faut que chacun prenne conscience de cette nécessaire reconfiguration et se l'approprie. C'est à ce niveau-là que la mayonnaise doit prendre".
« En dix ans, une rupture s'est produite »
Entre deux conférences, deux cours, deux interventions à la radio, Michel Serres, l'infatigable, a posé son bâton de pèlerin à Paris, le temps de passer en famille les fêtes de fin d'année et de nouvel an. Cela n'empêche pas cet observateur averti de suivre l'actualité du monde et de s'interroger sur son avenir.
LA DEPECHE DU DIMANCHE : Une décennie s'achève, la première du vingt-et-unième siècle. Quand vous regardez par-dessus votre épaule par quoi a-t-elle été marquée ?
Michel Serres : J'ai du mal à faire débuter cette décennie en l'an 2000. Pour moi, les événements auxquels nous avons assisté et participé s'enracinent plus haut, plus loin. Ils appartiennent à un processus qui se déploie sur un temps plus long. Elle a commencé il y a plusieurs décennies quand a débuté le dépeuplement généralisé des campagnes. Nous sommes passés d'une population essentiellement rurale à un habitat urbain. Les modes de vie en ont été radicalement changés. Pour la première fois, les hommes ne meurent plus dans le monde où ils sont nés. Une grande rupture s'est produite. Et l'on peut dire que la décennie qui vient de s'écouler est celle de la consécration de cette grande rupture.
DDD : Oui, mais nous sommes entrés dans « la crise »…
M.S. : Dans la majorité des pays les populations subissent de plein fouet la crise économique. C'est donc cet aspect de la crise qui nous obnubile. Mais la crise n'est pas que cela. Elle est multiple et fondamentale. L'effondrement des populations rurales, l'allongement de la vie, la démographie galopante, les découvertes scientifiques multiples ont changé les données de la vie. Nous vivons avec une crevasse sous nos pieds et nous continuons à vivre avec les mêmes règles, les mêmes gouvernances que par le passé. C'est plus de cette distorsion que nous souffrons et dont dans cette décennie qui s'achève nous avons commencé à prendre conscience.
DDD : Est-ce de cette prise de conscience que résulte le sommet de Copenhague ?
M.S : C'est déjà bien qu'il ait eu lieu. Mais nos gouvernants y sont allés comme on va à la foire, pour discuter mais, chacun avec en arrière pensée l'idée qu'il devait défendre les intérêts de son pays. C'était, disons, un début.
DDD : Que peut -on voir se réaliser au cours de la décennie qui débute ?
M.S : Je ne suis ni un prophète, ni Mme Soleil. Je m'avance avec mes pattes de colombe car, de tout temps, beaucoup de prévisions données comme sûres et certaines ont été maintes fois ridiculisées. Mais je pense que les mutations sont telles que l'avenir immédiat n'appartient pas aux grandes institutions mais aux initiatives individuelles mêmes minuscules mais toujours proche des individus. Il faut que chacun prenne conscience de cette nécessaire reconfiguration et se l'approprie. C'est à ce niveau-là que la mayonnaise doit prendre. Après seulement, dans un second temps, viendra le temps des institutions. J'aimerais avoir 18 ans et la jeunesse pour avoir devant moi le temps d'entreprendre, pour participer à cette grande mutation et la voir lever. On n'est pas qu'à l'aube de la deuxième décennie du vingt et unième siècle mais à l'aube de quelque chose.
Ses dimanches
« Le dimanche je me prive de dessert. Mon père disait, « je travaille toute la semaine pour avoir du dessert le dimanche ». Maintenant j'ai du dessert tous les jours aussi, pour être fidèle à la tradition familiale, je me prive de dessert le dimanche ».
Son actualité
Natif du Lot-et-Garonne, professeur d'histoire et de sciences à l'université de Standfort, élu à l'Académie française depuis 1990 au fauteuil d'Edgar Faure, ce philosophe est aussi un chroniqueur du dimanche sur France-Info. Auteur de nombreux ouvrages, il vient de publier « Le temps des crises » (Le Pommier). Sa philosophie, s'adressant autant à la sensibilité qu'à l'intelligence conceptuelle, cherche les jonctions possibles entre les sciences exactes et les sciences sociales. Epistémologue rigoureux, il n'en est pas moins soucieux d'éducation et de diffusion du savoir. Il est aussi l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages visant à la vulgarisation du savoir scientifique.
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